Terminer en beauté, de Jacqueline Jencquel

« Presque tout le monde veut vivre le plus longtemps possible et même avec des couches-culottes. Moi, rien que l’idée me paraît horrible et dégoutante ! J’invoque le droit de n’avoir envie ni de prothèses ni de couches-culottes. C’est avant tout cela que je partirai. »

Elle l’a annoncé publiquement il y a deux ans, ce qui lui a valu un certain buzz médiatique, 2020 sera « son année » : Jacqueline Jencquel a décidé de ne pas aller au-delà et a programmé de mettre un terme à sa vie par un suicide médicalement assisté en Suisse. Geste militant pour ce qu’elle appelle le droit à l’Interruption Volontaire de Vieillesse d’une figure emblématique de l’ADMD (Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité) en France et d’Exit en Suisse, la plus grande association pour le droit de mourir au monde. Pourtant Jencquel, 76 ans, ne souffre d’aucune pathologie incurable (hormis de l’ostéoporose qui lui fait mal au dos, et des maux de ventre), présente encore bien, a trois enfants et trois beaux petits-enfants, une vie apparemment heureuse dans son appartement cossu et branché de la rue du Bac.

Terminer en beauté est le livre-journal – on pourrait dire celui d’une condamnée à mort volontaire – à la fois tonique et inévitablement mélancolique qu’elle a écrit entre octobre 2018 et mars 2020 pour documenter son choix et défendre ce qu’elle considère l’ultime liberté : celle de choisir le moment et la manière (douce, sans souffrance) de sa mort.

En Suisse le suicide médicalement assisté est autorisé si on est lucide, capable de discernement et atteint d’une maladie incurable avec son lot de souffrances intolérables. L’association Exit est allé plus loin et a récemment voté et reconnu la légitimité du suicide de bilan pour ses adhérents : à savoir, pour les plus de 75 ans, la possibilité de mourir après avoir dépassé le seuil de vieillesse qu’ils ne supportent plus, dans un refus préventif catégorique de la dépendance et des souffrances inhérentes aux multiples pathologies du vieillissement.

Tout ceci est encore impensable en France, un pays où on meurt trop souvent mal, nous dit Jencquel, alors que 90% des Français sont favorables au suicide médicalement assisté. La loi Léonetti est, juge-t-elle, une disposition hypocrite, et largement sous l’influence des lobbies religieux, qui autorise une sédation profonde et continue si le pronostic vital du patient est engagé à court terme, autrement dit s’il est mourant. Endormi, il ne pourra pas vivre le moment de sa mort, là où Jencquel milite pour que ce moment puisse être vécu en pleine conscience et lorsqu’il paraît juste. Que de souffrances inutiles, que de longues agonies précèdent la mort dans notre pays, avec de grandes inégalités sociales devant la mort : elle nous rappelle que beaucoup n’ont pas d’accès aux soins palliatifs, et qu’il faut du « réseau » pour y avoir droit.

Soixante-huitarde et ex-militante féministe ayant combattu pour l’Interruption Volontaire de Grossesse, elle voit dans la possibilité offerte à chaque personne âgée au seuil du quatrième âge d’opter pour une Interruption Volontaire de Vieillesse le prochain combat sociétal clé de ce début de siècle. Jencquel veut partir debout, dignement, avant de souffrir des pathologies invalidantes qui sont à ses yeux inévitables après 75 ans. Son cauchemar : vivre trop longtemps jusqu’au moment où elle n’aura plus la possibilité de décider lucidement – une parfaite lucidité étant la condition sine qua non pour l’aide médicale à mourir – et d’être coincée dans une vie insupportable et indigne entre mouroirs (infantilisée en EHPAD) et hôpitaux (perfusée et ventilée).

Elle estime avoir pris une décision rationnelle et ne pas avoir le choix. Elle se considère déjà vieille (l’âge moyen de vie en bonne santé est de 63 ans), avec un corps qui n’est plus « présentable » pour l’amour (sans lequel, pour paraphraser Gainsbourg, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue), avoir déjà tout vu et tout fait, avoir eu une vie joliment remplie, mais dit ne plus rien espérer de nouveau et n’avoir aucune envie d’attendre d’être en souffrance, dépendante ou d’être mourante pour mourir.

« Voir de beaux endroits et les partager avec un bel homme c’est plus doux que de rester chez soi ou faire du tourisme avec d’autres vieux – en groupe, comme des moutons. »

Il y a du carpe diem dans son Terminer en beauté et, indéniablement courageuse, vit ses derniers instants avec le plus de sérénité, de légèreté et d’hédonisme possibles. Face à Thanatos qui aura le dernier mot, un Eros éphémère et antidote lui fait face : Marco, un beau mec, jeune, intelligent, bien élevé, marrant, avec qui voyager, sortir, faire du scooter, diner, boire de la vodka… qui s’avère être un gigolo, un escort « loué comme une bagnole à l’heure ou à la journée », sans qu’il y at de sexe entre eux… un « voyou » dont elle sait pertinemment qu’il n’a pas de sentiment pour elle en retour mais qui fait bien son boulot et la rend heureuse et avec qui elle se sent amoureuse donc vivante… à défaut de rajeunir.

Le livre est largement autobiographique et le lecteur suivra son parcours en Chine, Indochine, France, Allemagne, Venezuela, avec des escales à Saint-Tropez, Gstaadt, Bali, pour finir ses dernières années rue du Bac, « l’endroit le plus cool du monde ». Pourtant soixante-huitarde, elle a fini par largement épousé la vision néo-libérale et entrepreneuriale du monde de son deuxième mari : on lit « en supprimant l’entreprise privée, on supprime le bien-être pour tout le monde » ou encore « une société du tout-égalitaire supprime la liberté, celle d’entreprendre, et ça ne marche nulle part. » Elle ne cache pas sa sympathie pour Macron, qu’elle idolâtre littéralement : « intelligent et raisonnable », « devenu la cible des populistes de tous bords », jusqu’à écrire « est-ce qu’on mérite Macron? » Dans ce macronisme post soixante-huitard elle fait furieusement à la (pathétique) trajectoire politique d’un Cohn Bendit.

Ses incantations pro-libérales et ses diatribes contre le communisme et le marxisme ont de quoi rendre toutes les révolutions bolivariennes sympathiques. Ecrit en plein mouvement de masse des Gilets jaunes, elle apparaît terrorisée et cloîtrée dans son nid douillet de Saint-Germain-des-Près devant cette horde de « vandales », d’ »abrutis », d »enragés » qui veulent dépouiller les 1% de leur richesse voire pire. « Les flics sont à la hauteur, mais franchement, les pauvres ! Tous les week-ends ! Je ne comprends pas pourquoi l’armée ne descend pas dans les rues pour remettre de l’ordre. » On y va aussi de la comparaison avec les nazis, qui eux n’ont tout de même pas osé mettre le feu à la capitale… A lire Jencquel on a l’impression d’être entré dans la fin du monde d’une lutte des classes sanguinaire et que la meilleure des choses à faire, la sienne, est de mourir.

« Les fils n’ont pas envie de problèmes en plus de leurs problèmes de boulot et de couple, les parents vieux doivent assumer ou mourir. Basta ! C’est la loi de la vie. »

Jencquel ne veut être à la charge de personne, ni de ses enfants, ni de la société. Bientôt elle sera pauvre car elle aura flambé tout son patrimoine : vielle, moche et pauvre, no way. Elle vit seule, par choix assure-t-elle, la compagnie des autres la lasse souvent. Elle n’a plus beaucoup d’amis, son mari a refait sa vie avec une autre femme et ne lui parle plus et, même s’il y a de l’amour, elle vit très détachée de ses enfants et ses petits-enfants aux quatre coins du monde, qui n’ont pas besoin d’elle, et dit avec franchise (elle assume son indignité égoïste) préférer la compagnie de l’escort Marco : « Je voudrais arriver à construire une vraie relation avec mes petits-enfants mais je n’y arrive pas. Je n’ai de vraie relation avec personne, je m’ennuie avec mes enfants ».

Il y a quelque chose de houellebecquien dans cette extrême solitude post-moderne, mondialisée et multiculturelle, néo-libérale, qui débouche « efficacement » sur un suicide médicalement assisté lorsque le rapport « coûts/bénéfices » de l’existence est trop défavorable. Le plaidoyer pour une Interruption Volontaire de Vieillesse est dans le fond peut-être recevable, ce qui sous-tend idéologiquement la position de Jencquel est lui peut-être plus critiquable, mais on peut arriver aux mêmes conclusions sur la base d’autres principes.

Le lecteur se fera sa propre opinion en fonction de ses options philosophiques par rapport à la mort, à la dépendance, et à la souffrance, et le grand mérite de ce livre est sans doute de créer un débat, nécessaire et urgent, sur ce que le bien mourir pourrait être en France au XXIème siècle. Dans l’Utopie de Thomas More les médecins pratiquent déjà en 1516 l’euthanasie : écrite par un fervent catholique, ceci est un indice que More a moins voulu décrire une société idéale que faire oeuvre de satire sociale. Il n’empêche : si le suicide médicalement assisté devait devenir dans les années à venir – c’est probablement le sens de l’histoire – une avancée sociétale majeure, le suicide de bilan de Jencquel sera alors immanquablement perçu comme un acte fondateur et émancipateur de l’utopie libérale. Dans un scénario transhumaniste dystopique ne pourrait-on pas imaginer d’ailleurs que dans un futur plus ou moins proche ce suicide médicalement assisté soit offert à toutes les classes d’âge sans qu’il y ait de maladie incurable sous-jacente ? Ce que, précisons-le, Jencquel récuse catégoriquement : le dernier tabou du droit de mourir ?

Initialement prévu pour janvier 2020, puis pour juillet 2020, Jencquel devrait finalement tirer sa révérence en tournant une perfusion en novembre après la naissance d’un nouveau petit-fils. On ne peut que lui souhaiter de vivre de très beaux derniers moments et la respecter d’avoir jusqu’au bout le courage de ses idées. Et si, au dernier moment, elle changeait d’avis ?

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